Par Philippe Bonnet
Conservateur en chef du Patrimoine
Maître de conférences associé à l’université de Bretagne-Sud
La biographie de Jean Boucher s’inscrit symboliquement entre deux dates historiques : il naît à Cesson-Sévigné en 1870, quelques semaines après l’effondrement du second Empire et la capitulation de Sedan, et meurt à Paris en 1939, trois mois avant le déclenchement du deuxième conflit mondial. Au cours de cette période cruciale dans les domaines politique, social et culturel, l’artiste, loin de travailler à l’écart des rumeurs du siècle, aura été témoin de son temps et acteur de l’histoire. Son oeuvre, plus de quinze ans après l’ouverture du Musée d’Orsay, mérite sans nul doute de faire aujourd’hui l’objet d’une révision objective.
Une carrière exemplaire
Le parcours de Jean Boucher illustre à merveille comment, au XIXe siècle, un jeune talent d’origine modeste pouvait, grâce au soutien financier des collectivités locales, accéder à des études supérieures et atteindre une notoriété nationale. Remarqué par Charles Lenoir, premier directeur de l’École régionale des Beaux-Arts de Rennes, il devient son élève, avant de poursuivre sa formation à l’académie Julian auprès de Henri Chapu et d’être admis en 1888 à l’École nationale supérieure des Beaux-Arts. Il y sera le disciple des « néo-florentins » Alexandre Falguière et Antonin Mercié. Bien qu’il ait échoué au prestigieux concours de Rome, n’obtenant en 1898 que le second Grand Prix, le groupe en marbre Antique et moderne qu’il expose au Salon de 1901 lui vaut le prix national, et l’indemnité afférente lui permet de voyager en Belgique, en Espagne, en Allemagne, en Grande-Bretagne et en Italie. C’est du reste pendant son séjour romain qu’il se voit confier la réalisation du monument à Ernest Renan, destiné à la ville de Tréguier, qui assoit définitivement sa réputation et sera le premier d’une longue série de commandes officielles. Promu chevalier de la Légion d’honneur en 1903, officier en 1914, Jean Boucher est nommé professeur chef d’atelier de sculpture à l’École des Beaux-Arts en 1919, vice-président du Salon en 1925 et élu à l’Académie des Beaux-Arts en 1936. Le grand prix de l’Exposition internationale couronne l’ensemble de son œuvre l’année suivante.
Un artiste engagé
Si elle consacre un indiscutable talent d’artiste, cette réussite est aussi intimement liée à l’engagement idéologique de Boucher, que son protecteur Armand Dayot, inspecteur des Beaux-Arts, résume ainsi en 1902 : « Breton, dreyfusard et libre-penseur ». Il fait partie de la ligue républicaine, littéraire et artistique, des Bleus de Bretagne fondée en 1898 par Dayot, farouche défenseur des idées laïques, dans le but de propager l’enseignement civique dans une Bretagne « demeurée réfractaire aux institutions démocratiques issues de la Révolution ». Dans cette perspective, l’art doit assumer un rôle pédagogique, et l’association suscite donc une floraison de monuments dédiés à la mémoire d’hommes à ses yeux exemplaires : le philosophe Renan (Tréguier, 1903), le folkloriste François-Marie Luzel (Plouaret, 1906), le docteur Mesny (Brest, 1913), l’économiste et homme politique Yves Guyot (Dinan, 1932), l’écrivain Charles Le Goffic (Lannion, 1935), sans oublier son propre fondateur Dayot (Paimpol, 1937).
Les inaugurations de ces monuments, tous exécutés par Boucher, constituent autant de rassemblements républicains. En 1912, il participe à la création de La Bretagne artistique, « organe philosophique, artistique et littéraire de la Bretagne républicaine ». L’année suivante, dans le premier numéro de La Pensée bretonne, il est signataire de l’Appel lancé à ses compatriotes par le journaliste morlaisien Yves Le Febvre, dont le programme visait à débarrasser la Bretagne de son image réactionnaire et passéiste, à l’ouvrir sur le monde et à favoriser l’éclosion d’une création bretonne moderne.
Au plan national, en un temps où le monument public fait fonction de « véritable affiche républicaine », Boucher, exalte des personnalités comme l’avocat Ludovic Trarieux, ministre de la Justice, fondateur et premier président de la Ligue des droits de l’homme. Au pied du monument, érigé place Denfert-Rochereau, une figure de forgeron permet à l’artiste de glorifier la classe ouvrière, comme Dalou avait pu le faire à la génération précédente. Au témoignage d’un contemporain, « son ébauchoir semble ne plus aimer désormais que la Vérité, la Justice, la Liberté ». Enfin, quand éclate la Grande Guerre, Boucher fait taire ses convictions anti-militaristes pour s’engager sous les drapeaux, bien que son âge eût pu l’en dispenser. Officier, il connaîtra les tranchées et sera de tous les combats, de Verdun à l’Argonne. Aussi, dès 1917, est-il appelé à célébrer les chefs de l’armée, les maréchaux Fayolle ou Gallieni.
Un maître respecté à un tournant de l’art en Bretagne
Sur le plan stylistique, un des premiers et des plus sagaces historiens de la sculpture du XXe siècle, A.-Henri Martinie, range Boucher dans son chapitre « Académisme et Éclectisme », avec François Sicard, Landowski ou Bouchard. Académique, Boucher l’est assurément par sa formation et, dans une certaine mesure, par sa facture unissant, comme dans le monument à Renan, réalisme et idéalisme. Mais il connaît également la sculpture médiévale, pour avoir restauré en 1898 les bas-reliefs et les voussures du porche sud de la cathédrale de Dol, et il rendra plus tard hommage à deux grands artistes du Moyen Âge, le sculpteur Michel Colombe et le peintre Fra Angelico. Surtout, son tempérament et son goût intime en font l’héritier de la génération romantique, au point qu’un critique put attribuer à son » romantisme extérieur offusquant pour des gardiens de l’ordre académique » son échec au Prix de Rome. Exposé au Salon en 1910, le Camille Desmoulins, sous-titré Le 14 juillet 1789, est un hommage éclatant à la Marseillaise de Rude.
Le Victor Hugo de Guernesey (contemporain des premières sculptures cubistes !) offre une belle image du poète romantique affrontant la tempête. Éloigné des avant-gardes, Boucher n’était pourtant pas indifférent à la modernité : en 1898, il s’était retrouvé aux côtés de nombreux dreyfusards pour défendre ardemment le Balzac de Rodin.
L’influence de Boucher se mesure aussi au nombre et à la qualité de ses élèves, qui tous lui vouaient un respect profond mêlé d’affection, et dont plusieurs obtinrent le Prix de Rome : Évariste Jonchère en 1925, René Letourneur en 1926 ou Francis Pellerin en 1944. D’autres -Jules-Charles Le Bozec, Marcel Le Louët, Georges Robin- participèrent à l’aventure des Seiz Breur, cette pléiade de jeunes artistes qui, dans l’entre-deux-guerres, se consacrèrent à la rénovation des arts décoratifs en Bretagne. Et beaucoup connurent après 1945 une carrière brillante : Emmanuel Auricoste, Paul Belmondo, Lucien Gibert, Marcel Homs, Karl Jean Longuet, Marcel Renard.
Certes, dans les années 20, Boucher sera progressivement dépassé par ses cadets bretons, Louis Nicot, René Quillivic, Armel-Beaufils, Francis Renaud, appelés comme lui à commémorer les victimes de la Grande Guerre, qui se tournent vers la thématique régionaliste, quasi absente de son œuvre, et se détachent de l’académisme au profit d’un style plus dépouillé. En 1928, pour la création du monument à Anatole Le Braz de Saint-Brieuc, le vieux maître est supplanté par Armel-Beaufils, qui se faisait précisément une règle d’« [éviter] le geste déclamatoire, l’emphase académique ». Pourtant, le colossal monument « à la Victoire et aux soldats de Verdun », inauguré l’année suivante, rompt avec la production antérieure de Jean Boucher par sa frontalité, son caractère architectural, la simplification des volumes, et prouve ses capacités de renouvellement. Et c’est finalement l’un des maîtres de la sculpture indépendante, Bourdelle en personne, qui rendit le plus bel hommage à l’artiste breton en admirant, lors du Salon de 1921, « son poilu ; sculpture ardente, hardie et forte, de grande race » et en concluant : « Je salue un sculpteur authentique au passage ».
Philippe Bonnet